Travailler sans patron, vraiment?
Virer son manager, organiser la production soi-même, ou prendre des décisions de manière horizontale, une simple utopie? Si elle existe depuis le début du siècle sous l’appellation d’«économie sociale et solidaire» (ESS) et inclut désormais les entreprises privées, la gestion démocratique de l’entreprise est loin d’être une idée nouvelle. L’organisation autogérée du travail prend ses racines au Moyen-âge, et émerge en Europe comme ambition révolutionnaire au gré des mouvements ouvriers du XIXe siècle.
Bien que les expériences de la Commune de Paris ou encore de l’autogestion yougoslave continuent à nourrir les aspirations vers une organisation démocratique de l’entreprise, l’ESS a aujourd’hui mis de côté sa dimension révolutionnaire. A travers la promotion de valeurs comme l’écologie, la solidarité, un fonctionnement démocratique et une lucrativité limitée, elle se veut néanmoins une alternative progressiste et émancipatrice face à l’entreprise privée, que ce soit sous forme de coopérative, d’association ou de fondation.
A chaque mal son remède. S’organiser à contre-courant de l’économie de marché comporte cependant son lot de défis, qu’il s’agisse de la pression de la concurrence du domaine lucratif ou de la dépendance au secteur public: à Genève, bien qu’environ 60% du revenu du secteur proviennent de l’activité de base, les subventions représentent près de 30% du financement1>«Etude longitudinale 2009-2021. Membres, emplois, revenus», Après-GE 2019, www.apres-ge.ch/etude-b-membres-emplois-revenus-2019, fragilisant l’autonomie de ces structures. D’autres obstacles, analysés par Simon Cottin-Marx et Baptiste Mylondo dans leur ouvrage Travailler sans patron, menacent l’ambition démocratique de l’ESS2>«Travailler sans patron», Simon Cottin-Marx et Baptiste Mylondo, Ed. Gallimard Folio actuel no 194..
Si les emplois du domaine offrent une forte flexibilité et une moindre pression de rentabilité par rapport au salariat traditionnel, l’obstacle principal réside dans les conditions de travail parfois précaires, où les contrats à durée déterminée et le temps partiel sont fréquents. La lucrativité étant en outre limitée, il existe parfois une contradiction entre augmenter les salaires et maintenir une offre à des prix accessibles, notamment dans les petites structures. Le salaire unique ou l’écart salarial entre les employés, selon la fonction occupée ou leur niveau d’ancienneté, posent aussi question. Il faut toutefois noter qu’en 2019, l’écart salarial moyen du secteur était de 1,8 selon Après-GE, tandis que le l’écart salarial moyen en Suisse en 2020 est de 1373>Etude sur les écarts salariaux 2024. Unia, unia.ch/fileadmin/user_upload/Arbeitswelt-A-Z/Lohnschere/2024_Etude-%C3%A9carts-salariaux-Unia-Fr.pdf. Face à cela, Cottin Marx et Mylondo proposent des alternatives comme le salaire au besoin. Ils soulignent cependant que les problématiques de rémunération proviennent d’une exigence de «motivation intrinsèque» des salariés qui, au-delà de la simple rémunération, doit motiver leur disponibilité à travailler davantage que ce que prévoit leur contrat, ou accepter un salaire plus faible comparé au secteur lucratif. La participation de bénévoles (y compris de stagiaires ou civilistes) renforcerait le phénomène de banalisation du travail gratuit et de délégitimation de revendications salariales face au travail fourni gratuitement par ces derniers. Des expériences de salaire «au besoin» font leur chemin, et de plus en plus de structures instaurent une culture «anti-heures sup’» avec la mise en place de garde-fous pour éviter la surcharge.
L’autre défi majeur est la surspécialisation des tâches qui découle de l’absence de pouvoir hiérarchique autre que la collectivité. L’égalité requiert de la polyvalence, et donc d’éviter une spécialisation trop forte qui rendrait les gens irremplaçables. L’économiste Stephen Marglin argumente que la division du travail n’avait pas seulement pour but l’efficacité mais aussi la subordination des ouvriers, en rendant le patron le coordinateur de leurs tâches, scellant la domination au sein des rapports de production capitalistes. Selon les auteurs, la polyvalence permet également davantage de démocratie: elle offre un plus grand sentiment de légitimité aux travailleurs qui connaissent les tâches de leurs collègues, permet un gouvernement collectif «éclairé», et rompt les différences de statuts. Elle permet également de pallier la monotonie qu’une spécialisation trop accrue des tâches peut entraîner. Une spécialisation informelle se crée souvent malgré tout en fonction des affinités et compétences de chacun. Rendre celle-ci partielle et minimale atténuerait le problème. Enfin, la plupart des difficultés rencontrées se recoupent. Une première avancée serait de mettre en commun les différentes stratégies et savoirs des acteurs, afin de mieux anticiper ces défis.
Notes
Andjela Velicovic est étudiante en Master en économie politique et membre de Rethinking Economics Genève.